Les mêmes questions me reviennent. C’est inévitable. J’ai commencé à les nommer. Dorénavant, mes questions auront un nom. Dorénavant, mes questions commenceront à exister, hors de moi, dans les mots.
Justement, je pense aux mots. Je repense à ce que nous avions été depuis les mots.
Je parle de quelque chose de sans visage, de lointain. Par exemple, je parle d’Homère.
Je repense à ce que nous avions été, Homère. Nous, venus après toi. Depuis toi. Toi, avant tous.
Je pense aux mots, mais je ne me demande plus Pourquoi écrire. Cette question ne m’a jamais vraiment intéressée. Je ne me demande pas non plus Quoi écrire. J’écris mes questions.
Non, je demande : Pourquoi l’épopée, Homère ? Parmi tous les styles, toutes les formes encore ininventées, pourquoi avoir écrit, entre toutes, l’épopée?
Cette question est fondamentale. Pour mes futures confusions, j’appelle cette question la Question d’Homère. Quand je pense à l’homme premier, sans visage encore, vivant dans un monde inécrit, je ne comprends pas l’épopée. En dehors de toute connaissance littéraire et sans aucune notion historique, j’aurais imaginé la première écriture simple, dépouillée, fondamentale. Quelque chose de naïf, de presque embarassant. J’aurais imaginé la traduction brute de sentiments humains. Une littérature de phrases courtes, directes, vraies. Comme : J’ai peur. J’ai froid. C’est trop.
Au lieu, nous avons, avant tout, incompréhensiblement, des épopées.
Nous avons eu besoin d’écrire, avant nos noms, nos mythes.
Le vide initial te faisait-il si peur, Homère, à le combler ainsi ? Pourquoi détourner la confusion, la violence ? Pourquoi ne pas simplement dire confusion, violence ? Pourquoi ne pas écrire Moi, Homère, j’ai peur ? Les mots remplis nous manquaient-ils, si tôt ? Pourtant, non, ils étaient là. Ils étaient là sans être là, c’est-à-dire qu’ils étaient toujours accompagnés, artificiés. Avions-nous peur des mots seuls, pesants, dans leur suffisante terreur ? Pourquoi a-t-il fallu des millénaires pour dire notre vulnérabilité clairement, simplement, sans aucune transmutation?
Qu’est-ce que ce choix esthétique dit de nous ? Avions-nous peur, plus que tout, de notre peur elle-même ? Pourquoi ne pas la dire, la nommer, d’une façon directe ou personnelle? Pourquoi toujours l’habiller, la donner à des dieux, à des héros, la détourner, tragiquement, en vers, en images?
Pour savoir, il faut questionner l‘inécrit. Ce mot n’existe pas dans les dictionnaires établis. En français, le mot « écrit » n’a pas d’antonyme. Même en anglais, il n’existe que par préfixe de négation : unwritten. Cette définition par négation ne plairait pas à Aristote : elle met en lumière la complexité de ce qu’est d’écrire.
Un dictionnaire d’antonymes me propose « décomposé ». Ce qui n’est pas écrit est décomposé. Par opposition, l’écriture serait donc une composition, une sorte d’agencement. N’est-ce pas facile, toutefois, de combiner sous ce même mot méthode et résultat ? Si la méthode de l’écriture est celle d’une composition, son résultat est-il nécessairement, simplement, un composé ; son contraire, un décomposé? L’acte d’écrire est un acte de combinaison, mais aussi un acte combinatoire. Un acte de combinaison parce qu’il s’opère par assemblage de lettres, de mots, de phrases, de sens. Et un acte combinatoire parce que ses fonctions le dépassent et qu’il s’unie à un acte d’une autre nature : celui de réorganiser le monde, intérieur et extérieur. L’écriture est aussi une combinaison dans le sens d’une organisation et d’une réorganisation du monde, remis en place, en relation, comme si, laissé à lui-même, il se décomposerait. Le monde inécrit est un monde décomposé, qui perd sa relation avec lui-même.
Un autre dictionnaire d’antonymes me propose « invisible ». Ce qui n’est pas écrit est invisible. Drôle de chose de mêler à l’acte d’écrire un sens parmi les cinq. Le rapport ici est un rapport de définition où écrire et voir s’interchangent : j’écris, c’est-à-dire que je vois. Est-ce possible de voir sans écrire ? Oui, je crois que oui : d’autres artistes, penseurs, voient, réalisent, n’écrivent pas. Mais est-ce possible d’écrire sans voir ? La nuance est subtile, mais le rapport serait-il un rapport de causalité et non de synonymie? J’écris, donc je vois – qui ne veut pas nécessairement dire je vois, donc j’écris. Du moins, pas dès le début. Plus j’y pense, plus l’écriture nous est apparue tardivement, Homère. Nous avons certainement vu, quelqu’un a certainement dû voir, longtemps avant le premier mot.
Le monde écrit est peut-être un monde visible en ce sens qu’il imprime dans une matière nommable ce qui peut disparaître dans l’obscurité ou une fois les yeux fermés. La matière nommable n’est pas pour autant plus concrète, au contraire : mais qui dit nommable, dit mesurable, triable, existante. Ce qui est écrit existe, cela est sûr. Le monde écrit est un monde qui existe. On le constate déjà dans la genèse judéo-chrétienne où Dieu créé le monde par un acte de parole, dans le testament de Jean où « La Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu ». Le mot prouve l’existence de la chose, ne serait-ce que sous une forme abstraite, idéologique. Au-delà de la vue qui se limite aux concrétudes, la parole, l’écriture vont jusqu’à nommer, jusqu’à faire exister pour sûr, sous une forme ou une autre, l’invisible. Une question qui a un nom est une question qui existe. Ce qui me ramène à ma Question d’Homère.
Au-delà d’une question sur la forme, la Question d’Homère est une question sur le mouvement. Je me demande sur quel axe Homère nous a ainsi posés. Selon cette conception lisse de l’histoire, nous nous mouvons de l’énorme au tout petit, du mythique au personnel, du sophistiqué au dépouillement. Nos récits étaient ceux des dieux, puis ceux des rois, puis des communautés, puis des inventés, puis des pauvres, puis les nôtres. Notre langue se précise, se nuance, se rarifie aussi.
Peut-être, finalement, que l’épopée était le genre le plus approprié en ouverture. Il aurait fallu, avant nos noms et nos récits, l’existence d’une certaine grande image, une toile de fond, sur laquelle pouvait reposer tout autre chose.
Ce mouvement historique traverse ma vie à plus petite échelle. Je me questionne sur l’universalité de la chose. Me voici, moi aussi, deux mille ans après toi, Homère, qui parle d’épopée quand tout ce que je veux dire est ma propre confusion. Une chose me semble soudainement claire: tout ce qui se dit existe, mais tout ce qui existe ne se dit pas encore. Le mouvement de l’écriture a toujours été devancé par celui de la pensée. Pourtant, c’est l’écriture qui éclaire la pensée, qui semble donc n’apparaître qu’après.
Ce que je voulais te dire, Homère, c’est que je nous sens debout à une intersection. C’est ici que les mots s’arrêtent. Je palpe dans une obscurité sans mots des pensées indicibles. Je suis sensible à leur mouvement, vague et incertain. Je suis debout sur un terrain où les mots se sont pas encore rendus. Sans mots, je ne pourrai pas t’inviter à m’y rejoindre. C’est mon intuition qui parle. J’ai peur. J’ai froid. C’est trop. Je suis la suite d’une humanité lâche et terrifiée.
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